Entrevue 01 - José Hurtado Pozo

Entretien avec le Professeur émérite, Docteur honoris causa mult., José Hurtado Pozo, fondateur de l'Anuario de Derecho Penal et co-éditeur de la revue DPPC

 

Découvrez notre entretien avec le Prof. ém. Dr. h. c. mult. José Hurtado Pozo, figure éminente du monde universitaire. Dans cette conversation, l'ancien professeur de droit pénal à l'Université de Fribourg nous livre ses perspectives sur l'évolution de l'Anuario de Derecho Penal depuis sa fondation en 1988 jusqu'à sa dernière édition en 2016, et sur son impact sur la communauté juridique. Il évoque également les motifs qui ont mené à l'arrêt de sa publication. Par ailleurs, il nous introduit à son nouveau projet éditorial lancé en 2024, la Revue de Droit Pénal et Politique Criminelle, conçue pour continuer l'héritage de l'Anuario tout en répondant aux défis actuels du droit pénal et de la politique criminelle.

Le professeur nous parle aussi de l'impact de la globalisation sur le droit pénal, des rencontres marquantes de sa carrière, ainsi que de la manière dont il occupe son temps depuis sa retraite, partageant des réflexions sur des sujets aussi variés que l'évolution de la législation, la critique de la justice pénale, et son engagement continu dans la réflexion juridique. Ce dialogue riche et engagé offre un aperçu précieux de la pensée d'un juriste dévoué à l'éducation et à l'innovation dans le domaine du droit.

Il s'agit de la traduction française de l'entrevue menée en espagnol

Vous avez été le fondateur et l'éditeur de la revue Anuario de Derecho Penal, publiée entre 1988 et 2016. Pourriez-vous nous parler de votre expérience avec cette revue ? Quelles étaient vos motivations pour lancer l'Anuario ?

L'Anuario de Derecho Penal trouve son origine dans les efforts d'un groupe de jeunes juristes de la section péruvienne de l'Association Internationale de Droit Pénal (Asociación Internacional de Derecho Penal), animés par la volonté de créer une plateforme régulière pour promouvoir l'étude du système de contrôle pénal.

Les premiers temps de la revue ont été difficiles, marqués par les défis financiers typiques des pays en développement. Sans soutien officiel ni privé, nous avons dû compter uniquement sur les contributions économiques des membres de l'association, une approche rapidement devenue insoutenable en raison de leurs limitées ressources financières. Néanmoins, le premier numéro, modeste, a pu voir le jour en 1988 grâce au soutien du Conseil National de la Science, de la Technologie et de l'Innovation Technologique (Consejo Nacional de Ciencia, Tecnología e Innovación Tecnológica) du Pérou.

Comment avez-vous surmonté les difficultés pour garantir la survie de l'Anuario ?

Grâce à une combinaison de chance et de soutien indirect, nous avons pu progresser dans ce projet. L'Université de Fribourg nous a offert l'opportunité d'utiliser 50 % de l'un de ses postes d'assistants au Séminaire de droit pénal, nous permettant d'engager un jeune juriste hispanophone pour rédiger une thèse de doctorat tout en contribuant à l'édition de l'Anuario. De plus, nous avons bénéficié de l'aide précieuse et bénévole de plusieurs étudiants péruviens qui ont assuré, depuis le Pérou, diverses tâches éditoriales avec zèle et efficacité.

Un moment clé pour la stabilisation de la publication fut la signature d'un accord entre l'Université Pontificale Catholique du Pérou (PUCP, Pontificia Universidad Católica del Perú ) et l'Université de Fribourg, destiné à encourager les études de droit comparé et à faciliter les échanges étudiants. Selon cet accord, le Fonds Éditorial de la PUCP prenait en charge l'impression et la diffusion de l'Anuario, tandis que l'Université de Fribourg continuait de fournir le soutien financier indirect déjà mentionné. Cette collaboration nous a permis d'améliorer nettement le contenu et la présentation de la revue, surpassant les éditions des années antérieures.

La publication a-t-elle continué jusqu'en 2016 ? Quelles en ont été les raisons de sa disparition ?

La réponse doit être nuancée. Bien que l'Anuario de Derecho Penal ait connu un succès inattendu au Pérou, bien que ce type de publications tend généralement à être éphémère, sa pérennité n'était pas garantie. L'un des défis majeurs résidait dans la difficulté d'attirer un nombre suffisant d'abonnés, y compris parmi les membres de la section nationale de l'Association Internationale de Droit Pénal.

Pour remédier à ce problème, nous avons opté pour la publication de numéros monographiques, certains étant même réédités. Toutefois, en 2016, un tournant décisif est survenu lorsque l'organisme de financement a imposé l'arrêt de la mention « revue » pour chaque volume, qui devait désormais être publié comme une anthologie sur un sujet spécifique du droit pénal.

Cette décision, bien que logique sur le plan commercial, était préjudiciable sur le plan culturel car elle signifiait la perte d'une revue unique, dédiée au droit pénal, à l'Université Catholique et dans le pays. Cette situation était aggravée par l'absence de réaction favorable des autorités universitaires.

Malgré plusieurs tentatives pour sauver la publication, notamment une collaboration avec les Éditions El Pacífico pour créer une collection spécialisée en tant que suite de l'Anuario, en 2020, un ouvrage en hommage au professeur Fernando Velásquez intitulé « Corruption, Crime Organisé, Blanchiment d'Actifs, Financement du Terrorisme et Compliance » (Corrupción, Crimen Organizado, Lavado de Activos, Financiamiento de Terrorismo y Compliance) fut publié. Néanmoins, le projet n'a pas survécu à la crise engendrée par l'épidémie de Covid-19. Les efforts pour maintenir l'Anuario en ligne ont également échoué, marquant ainsi la fin définitive de cette publication.

Quels étaient les buts qui motivaient et justifiaient la publication de l'Anuario ?

La ligne éditoriale de la revue était ambitieuse, visant à aborder un vaste éventail de thèmes relatifs au système pénal dans une perspective large, tout en mettant l'accent sur la réalité nationale et le contexte hispano-américain. L'objectif était également d'éviter que la revue ne se transforme en un simple canal de rediffusion d'articles déjà publiés ailleurs, sauf dans des cas exceptionnels concernant des droits influencés par la dogmatique allemande et publiés dans des langues peu accessibles.

Néanmoins, réaliser ces objectifs s'est révélé être un véritable défi. Malgré l'accueil positif des invitations à des collègues et amis pour soumettre des travaux originaux, de nombreuses promesses n'ont pas été respectées dans les délais prévus. Cela a mené à une sélection plus rigoureuse des collaborateurs potentiels, privilégiant ceux avec lesquels des liens personnels et académiques solides étaient déjà établis.

Avec le temps et l'accroissement de la notoriété de la revue, les contributions spontanées ont commencé à affluer, soulageant la charge de travail mais générant aussi des tensions dues au refus de certaines contributions pour préserver la qualité de la revue. 

Pour quelle raison avoir donné suite à l'Anuario avec la publication d'une nouvelle revue spécialisée ?

La raison principale est de préserver, au profit des communautés universitaire et judiciaire, l'immense quantité de matériel théorique, jurisprudentiel et législatif accumulée avec beaucoup d'effort au fil des décennies. Cette préservation n'est pas suffisamment garantie par les supports imprimés ou numériques existants.

Il est également essentiel de mentionner la convergence d'intérêts et de besoins avec Thierry Godel, qui a travaillé à plusieurs niveaux au Séminaire de Droit Pénal de la Faculté de Droit de l'Université de Fribourg, sous ma direction. Cette convergence d'objectifs est facilitée par sa maîtrise de l'espagnol et son intérêt pour les systèmes juridiques espagnol et latino-américain.

En tant que professeur à l'université à distance, il a promu l'orientation transnationale de la Faculté de Droit vers l'espace hispano-latinoaméricain. L'une des initiatives est précisément la « résurrection de l'Anuario », renommée Revue de Droit Pénal et Politique Criminelle, avec l'objectif d'aborder des questions liées à la violence, l'extrémisme, le terrorisme et le blanchiment d'actifs, considérés comme de graves menaces pour l'état de droit et les droits humains.

Quels sont les critères directeurs de la nouvelle revue ?

Les objectifs fondamentaux, similaires à ceux mentionnés précédemment, sont l'étude et la compréhension, d'un point de vue juridique et criminologique, de phénomènes tels que la violence, l'extrémisme, le terrorisme et le blanchiment d'actifs. De plus, il s'agit de créer un espace interdisciplinaire pour la discussion et l'échange d'idées entre universitaires, professionnels du droit, experts en sécurité et autres acteurs intéressés par ces sujets.

Par ailleurs, l'objectif est de s'établir comme une référence nationale et internationale, tant dans le domaine théorique que dans celui de la politique criminelle, en s'adaptant à la réalité de nos sociétés contemporaines. Cela implique de collaborer avec des institutions académiques et des organisations internationales, ainsi que de participer à des conférences et événements pertinents dans le champ du droit pénal et de la politique criminelle.

Bien que vous l'ayez probablement déjà expliqué à plusieurs reprises, pourriez-vous nous décrire comment vous êtes passé de professeur péruvien, latino-américain, à enseignant et chercheur suisse, européen ?

Le point culminant de ma carrière, marquée par ma retraite en 2012, a été justement souligné par le titre du livre-hommage publié par la faculté : « Juriste de deux mondes ». Ce titre m'a semblé particulièrement significatif, car il reflète mon parcours professionnel en Suisse comme en Amérique Latine.

Ma carrière est le résultat d'une série de circonstances fortuites et d'opportunités qui se sont présentées au fil des années. On peut dire que tout a commencé avec l'adoption audacieuse des projets de code pénal suisse de 1916-18 par le législateur péruvien lors de la rédaction du code pénal de 1924.

Plus tard, une bourse de la Confédération Suisse m'a permis d'effectuer des études postdoctorales à l'Université de Neuchâtel, où j'ai obtenu mon doctorat avec une thèse sur l'influence du droit pénal suisse sur le droit péruvien, sous la direction du professeur François Clerc.

Mais le tournant est survenu dans les années 80, lorsque l'Université de Fribourg m'a appelé pour succéder à mon mentor en tant que professeur de droit pénal. Ainsi, en 1982, j'ai commencé ma carrière de professeur en Suisse, qui a duré jusqu'en 2012.

Durant toutes ces années, je n'ai jamais perdu de vue mes racines au Pérou et en Amérique Latine. J'ai continué à maintenir une connexion forte avec la région, enseignant et menant des recherches. J'ai eu la chance de compter sur l'aide de nombreux assistants qui ont été comme mes complices, m'aidant à préparer des cours, des conférences et des publications en français, espagnol et allemand.

Le premier volume sur la partie générale du droit pénal, que j'ai publié en 1987, a été le début d'une série d'ouvrages qui se sont conclus avec deux volumes sur la partie générale et spéciale du droit pénal. Cependant, pour des raisons pratiques, j'ai décidé de présenter mes explications dogmatiques dans un « abrégé » de droit pénal, en collaboration avec Thierry Godel, d'abord en tant qu'assistant, puis en tant que collaborateur principal et maintenant coauteur.

Ensemble, nous avons décidé de franchir une étape supplémentaire et de lancer la revue « Droit Pénal et Politique Criminelle », ainsi que de créer une plateforme web pour atteindre un public plus large. Ces projets reflètent notre engagement envers l'étude et la diffusion du droit pénal dans un monde en constante évolution.

Si vous deviez choisir un souvenir particulièrement marquant de vos années d'enseignement, quel serait-il et pourquoi ?

J'ai accumulé de nombreux souvenirs, à la fois positifs et négatifs, au fil de mes décennies de carrière académique. Il serait ardu de tous les lister, et en tentant d'en choisir un seul, je risquerais d'en omettre ou de les décrire de manière inexacte. C'est pourquoi je préfère évoquer l'impression générale que je conserve de cette période.

Je ressens une grande fierté d'avoir suscité un intérêt pour l'étude et la recherche des enjeux théoriques et pratiques du système de contrôle pénal, autant dans mes cours que lors des séances de tutorat avec les étudiants. Il est gratifiant de constater que, malgré les années écoulées, certains de mes anciens élèves se remémorent avec plaisir mes cours dynamiques, mon approche unique des examens oraux, et mes commentaires ironiques sur les différences culturelles qui affectent l'interprétation et l'application des lois ou des principes doctrinaux.

Concernant votre formation et votre développement en tant que dogmaticien et chercheur, pourriez-vous citer une rencontre qui a eu un impact significatif sur votre carrière ?

Durant ma formation, plusieurs rencontres ont eu un impact significatif. Au cours de mes études universitaires au Pérou, de mes années de doctorat en Suisse et de mon temps en tant que professeur invité à l'Institut Max Planck à Fribourg-en-Brisgau, j'ai eu la chance de côtoyer des pénalistes éminents tels que François Clerc à Neuchâtel, Klaus Tiedemann à Fribourg, José Cerezo Mir et Antonio Beristain à Madrid et San Sebastián, Jean Pradel en France, entre autres. De plus, en Amérique Latine, j'ai eu l'opportunité de rencontrer des spécialistes distingués qui m'ont introduit à leurs systèmes pénaux nationaux, comme Fernando Velásquez et Nodier Agudelo en Colombie, Moisés Moreno et Francisco Galván au Mexique, Carlos Santiago Nino et Edgardo Rotman à Buenos Aires, Francisco Castillo au Costa Rica et Wolfgang Schöne au Paraguay. Dans mon pays natal, j'ai également eu la chance de fréquenter Manuel G. Abastos et Domingo García Rada.

Quels sont les changements les plus significatifs que vous avez observés dans le domaine du droit pénal tout au long de votre carrière, et comment ces changements ont-ils influencé votre propre travail et vos perspectives ?

Le phénomène de la globalisation a été un facteur clé dans les changements qui ont influencé les systèmes de contrôle pénal. Un de ces changements majeurs est la reconnaissance de la multiculturalité, qui a nécessité la prise en compte et le respect des caractéristiques culturelles, en particulier celles des groupes minoritaires, tant dans la formulation des dispositions légales et des catégories doctrinales que dans leur application concrète. De plus, des avancées significatives ont été réalisées dans le traitement des questions de genre, stimulées par le puissant mouvement féministe. Il y a également eu une prise de conscience accrue concernant la dignité et les droits de la personne, en particulier sur des aspects fondamentaux tels que le droit à la vie et la liberté de décision sur sa propre mort. Concernant la catégorie de personne, un fait marquant est l'élargissement de la responsabilité pénale pour inclure les personnes morales, telles que les entreprises.

Les changements sociaux, politiques et économiques ont forcé à modifier et à étendre les critères de punissabilité, tant au niveau national qu'international, pour faire face à de nouvelles formes de criminalité et mieux protéger les intérêts généraux. Des exemples en sont le terrorisme, la criminalité organisée, la délinquance économique, la corruption (tant dans le secteur privé que public), la pollution environnementale et la traite des personnes. La nature internationale de la criminalité a renforcé la coopération pénale internationale et la signature de conventions internationales pour unifier et intensifier la lutte contre ce type de criminalité.

Malheureusement, les exigences de cette politique criminelle renouvelée ont conduit à une tendance inquiétante, où l'on considère que l'augmentation de la sévérité des peines et la criminalisation excessive de comportements illégaux sont la solution. Ceci présente de sérieux risques pour les droits fondamentaux.

Pour conclure, une dernière question en lien avec votre retraite depuis 2012, après une carrière aussi fructueuse. Comment avez-vous occupé votre temps depuis la fin de votre carrière académique, tant sur le plan professionnel que personnel ?

Il est intéressant de se rappeler que je n'ai pris conscience de ma future retraite que lorsqu'on m'a indiqué qu'en ayant débuté ma carrière d'enseignant en Suisse en 1982, je n'aurais pas une pension suffisante pour assurer une retraite confortable. Avec cette mentalité latine, bien que je sois devenu un « petit Suisse », comme plaisantaient mes collègues, je n'avais pas planifié ce que je ferais après avoir quitté l'enseignement universitaire. Je pensais que la vie continuerait de manière similaire, à l'exception du contact quotidien avec les étudiants, collègues, assistants et des lieux tels que Beauregard, Miséricorde et Pérolles.

Cependant, la désillusion a vite fait surface, notamment car ma présence continue à la maison était aussi perturbante pour ma famille que d'avoir un piano à queue au milieu du salon. Sans famille proche, amis dans le voisinage ou un réseau hispanophone, je me suis retrouvé confronté à un vide social qui représentait un risque réel de dépression, un vide que les contacts virtuels ne pouvaient combler.

Le salut est venu de collègues et amis internationaux qui m'ont encouragé à voyager et, surtout, à préparer des conférences, des rapports juridiques et, heureusement, à maintenir et mettre à jour la plateforme en ligne « derechopenal.ch », ainsi qu'à poursuivre l'édition de l'Anuario de Derecho Penal.

Ce vide a également été comblé par des efforts pour mettre à jour certaines de mes publications. L'un des résultats a été la réédition de l'Abrégé du droit pénal. C'était une tâche positive en termes de préservation de mon héritage, mais risquée car elle me maintenait dans les mêmes routines que j'avais suivies pendant des décennies. Un bénéfice inattendu de ces mises à jour a été de raviver et d'accentuer ma perspective critique, que j'avais toujours cherché à maintenir. Cela m'a conduit à questionner la manière dont j'avais formaté les juristes, conformément aux exigences du système social dominant, surtout celles du marché du travail.

Ce processus de remise en question est complexe et implique un changement significatif de perspective, en questionnant notamment l'idée que le pouvoir punitif et de contrôle social provient exclusivement du sommet du système étatique souverain. Il met en lumière les relations de pouvoir conflictuelles qui opèrent à tous les niveaux du système social et cherche à démontrer comment les secteurs dominants imposent leur conception du système social et pénal, qui sert principalement leurs intérêts, sous couvert d'un contrat social prétendument équitable basé sur la liberté individuelle, qui doit être respecté pour le bien de tous.

Il vaudrait mieux arrêter ici cette interview pour ne pas sombrer dans une descente incontrôlable, car je me trouve dans « l'automne du patriarche », nostalgique des années universitaires et me remémorant « l'amour aux temps du choléra » (Fribourg n'est pas Macondo!).

 

Fribourg - Marly, Avril 2024