Entretien avec la Professeure Camille Perrier Depeursinge sur le nouveau droit pénal sexuel en Suisse, entré en vigueur le 1er juillet 2024
Découvrez notre entretien avec la Professeure Dre Camille Perrier Depeursinge, professeure ordinaire au Centre de droit pénal de l’Université de Lausanne, Directrice de l’École de droit, Vice-doyenne de la Faculté, et Présidente de l'Association pour la justice restaurative en Suisse (AJURES), qui promeut et met en œuvre des processus de justice restaurative en Suisse romande.
Experte reconnue dans le domaine des infractions contre l’intégrité sexuelle, la Professeure Perrier Depeursinge a publié de nombreux articles et ouvrages sur le sujet et codirige un projet de recherche du Fonds National Suisse sur les violences sexuelles dans l'Église. Dans cet entretien, elle partage ses perspectives sur la récente révision du droit pénal suisse en matière d'infractions sexuelles, en mettant en lumière les principaux changements, tels que la désexuation de l'infraction de viol et l'abandon de l'exigence de la contrainte. Elle discute également de l'importance de reconnaître les états de sidération des victimes comme un "non" implicite et des défis que cela pose en termes de preuve.
La Professeure aborde la comparaison de la nouvelle législation suisse avec les lois sur les agressions sexuelles d'autres pays européens, et exprime son avis sur l'opportunité d'adopter à l'avenir le principe "oui c'est oui". Elle analyse également la nécessité d’introduire des qualifications spécifiques dans le Code pénal, telles que la sanction de la vengeance pornographique et du "stealthing", ainsi que les impacts de ces dispositions sur la société moderne.
Enfin, elle explore les défis persistants pour les victimes dans les procédures judiciaires, malgré les réformes législatives, et propose des pistes pour surmonter ces obstacles. Grâce à son expérience académique et professionnelle étendue, la Professeure Perrier Depeursinge nous offre une réflexion précieuse sur les avancées, les défis et les perspectives futures dans la lutte contre les infractions sexuelles en Suisse.
Quelle est votre opinion sur la récente révision du droit pénal suisse en matière d’infractions sexuelles ? Quels changements trouvez-vous les plus significatifs ?
Les changements les plus significatifs sont la désexuation de l’infraction de viol, dont toute personne peut désormais être victime – plus uniquement les femmes – ainsi que l’abandon de l’exigence de la contrainte, qui répond à la réalité des agressions sexuelles. En effet, l’auteur n’a souvent pas besoin d’utiliser la force ou la menace, puisque la victime, sous l’effet de la peur, est immobile et ne peut se défendre.
Comment se positionne la nouvelle législation suisse par rapport aux lois sur les agressions sexuelles en vigueur dans d'autres pays européens ?
En choisissant d’incriminer l’acte sexuel commis « contre la volonté » de la victime, ou en mettant à profit son « état de sidération », la Suisse fait un pas important dans la bonne direction. Toutefois, à l’instar d’autres Etats comme l’Espagne, la Suède ou la Belgique, elle aurait pu rendre punissables les actes commis « sans le consentement » de la victime. Cela aurait été une manière plus évidente de respecter les exigences de la Convention d’Instanbul.
Concernant l’infraction de viol au sens de l’article 190 du Code pénal suisse, en quoi la variante adoptée dite "non c’est non" change-t-elle concrètement la donne pour les victimes ?
Avant la révision, de nombreuses victimes étaient découragées de s’adresser à la justice pénale parce que, bien qu’elles aient clairement indiqué ne pas vouloir de rapport sexuel, leur agresseur n’avait pas eu besoin d’utiliser la violence, des menaces, ou d’autres pressions d’ordre psychique suffisamment intenses. Or, sans usage de contrainte, il n'y avait pas d’infraction. Depuis le premier juillet 2024, les actes d’ordre sexuel commis alors que la victime les avait préalablement refusés peuvent être poursuivis et condamnés.
Vous avez exprimé une préférence pour le principe "oui, c'est oui". Selon vous, quels auraient été les avantages de cette approche par rapport au principe "non, c'est non" qui a été adopté ? En termes de preuve et de poursuites judiciaires, comment le principe "oui, c'est oui" pourrait-il influencer l'évaluation du consentement par les tribunaux, comparé au principe "non, c'est non" ?
La solution aurait eu l’avantage d’appréhender toutes les situations où la victime n’a pas consenti à l’acte mais où elle n’a pas été en mesure d’exprimer un refus – par exemple parce qu’elle a été trompée (l’auteur se fait passer pour un autre ou commet sur elle un autre acte que celui pour lequel elle a exprimé un consentement), parce que l’auteur a agi par surprise, parce qu’il a mis à profit sa position de supérieur hiérarchique, etc. Or, actuellement, une partie de ces situations sont visées par d’autres dispositions et il sera difficile des délimiter les champs d’application (avec parfois des peines très différentes). En outre, certains cas ne seront simplement pas pénalement punissables, par exemple lorsque l’auteur – un entraîneur de sport ou de danse – fait croire à sa victime qu’il doit la toucher pour son entraînement ou lorsqu’un supérieur hiérarchique exploite sa position, sans qu’il n’y ait de clair rapport de dépendance.
En termes d’évaluation par les tribunaux, la problématique va rester à l’évidence celle de la preuve de l’intention de l’auteur : qu’a-t-il compris en fonction des circonstances et de ce que la victime a pu exprimer ?
Quelle qu’eût été la solution choisie par le législateur, la question se pose de la même manière.
Pensez-vous que la législation suisse pourrait évoluer à l'avenir pour adopter le principe "oui c'est oui", comme cela a été le cas il y a quelques années en Espagne ?
Je pense que l’on pourrait très rapidement interpréter le texte « contre la volonté » comme visant toute situation où il n’y a pas de consentement – le Tribunal fédéral a déjà ouvert la voie en ce sens, en indiquant que le comportement de celui qui retire furtivement, donc sans en informer son ou sa partenaire, un préservatif en cours de rapport agissait manifestement « contre la volonté » de la victime. On le voit aussi déjà avec la violation de domicile (art. 186 CP), où l’on pénètre dans un domicile « contre la volonté » de l’ayant droit, même sans volonté contraire exprimée, dès lors que l’on n’y a pas été invité.
Depuis le 1er juillet 2024, l'état de sidération des victimes, empêchant l'expression explicite d'un refus, doit être interprété comme un « non » implicite. Quels défis cette nouvelle considération pourrait-elle poser en termes de preuve au cours des procès ?
Les termes « état de sidération » ont été utilisés par le législateur sans vraie compréhension du phénomène (d’ailleurs sa traduction allemande est « état de choc ») – or la chaîne de réactions neurologiques provoquées par une situation stressante (ainsi une tentative de viol) varie chez les individus et s’exprime avec une intensité variable. Une victime peut ainsi être paralysée ou simplement perdre de la force, se raidir ou être au contraire dépourvue de tonicité, avoir une sensation de froid ou une sensation d’être déconnectée de son corps. Les tribunaux devront comprendre le caractère spectral de ces réactions, établir si celles-ci répondent, dans le cas à juger, à ce que le législateur entendait par « état de sidération » puis déterminer si l’auteur en a « profité » donc s’il s’est au moins douté que c’était en raison de cette diminution de la capacité à réagir qu’il a pu commettre sur la victime un acte sexuel.
La nouvelle loi améliore-t-elle suffisamment la protection des victimes, ou voyez-vous encore des lacunes à combler ? Quels sont les principaux obstacles à la mise en œuvre efficace de la nouvelle législation sur les infractions sexuelles ? Quels sont les défis majeurs que rencontrent les victimes dans les procédures judiciaires, malgré les réformes législatives, et comment pourrait-on les surmonter ?
C’est une amélioration mais la question de la preuve demeure, et on se trouvera sûrement dans des situations où l’on va se demander si la victime a été « assez traumatisée » pour admettre ou non l’état de sidération. Comme on le fait aujourd’hui avec l’art. 191 CP, où l’on admet son application que si la victime était suffisamment ivre… une définition de l’agression sexuelle comme tout acte d’ordre sexuel commis sans le consentement, en laissant aux tribunaux le soin de développer cette notion et les critères pour le retenir, aurait été à mon sens plus adéquate – les tribunaux le font très bien pour tout ce qui est consentement à des lésions corporelles dans le domaine sportif ou médical, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne parviennent pas à le faire pour les relations sexuelles.
Depuis le 1er juillet 2024, le Code pénal suisse sanctionne explicitement la vengeance pornographique, ou "Revenge porn", qui consiste à publier des contenus pornographiques d'une personne dans le but de l'humilier en dévoilant son intimité, qu'ils aient été réalisés avec ou sans l'accord de la personne, mais diffusés sans son consentement. Il réprime également le stealthing, c'est-à-dire le retrait discrètement (à l'insu de son partenaire) du préservatif ou l'omission d'en utiliser un lors de rapports sexuels consentis (pour autant qu’il soit protégé). Pensez-vous qu'il est nécessaire de créer des infractions aussi spécifiques, comme ce fut le cas pour le mariage forcé (art. 181a CP) ou les mutilations génitales féminines (art. 124 CP), alors que ces comportements pourraient déjà être couverts par des dispositions pénales existantes ? Existe-t-il un intérêt juridique, ou est-ce principalement pour le grand public, que certains comportements soient expressément qualifiés d'infractions ?
Une courte majorité du Parlement suisse ne voulait pas d’une nouvelle infraction basée sur le consentement. Or, quand les élu·e·s favorables à cette solution leur objectait le risque que les actes commis par tromperie ou en profitant de l’état de sidération ne soit pas punis, le législateur a répondu en adoptant des infractions spécifiques et, en partie, redondantes avec d’autres dispositions légales existantes. On a généré beaucoup d’incertitudes ainsi – et je me demande toujours quels actes sexuels commis sans le consentement de la victime les parlementaires voulaient continuer à autoriser…
Et je pense qu’il y a un vrai intérêt public à appréhender les comportements que l’usage des technologies de l’information et la communication banalisent (harcèlement, atteintes à la sphère intime, etc.). Aujourd’hui, il y a un vrai sentiment d’impunité des auteurs de ces comportements, à raison d’ailleurs, avec des résultats dévastateurs sur les victimes.
Selon vous, comment les réformes législatives récentes pourraient-elles influencer le comportement des individus et les normes sociales autour de la sexualité ?
Je pense qu’il y aura des campagnes de prévention et d’explication qui seront lancées dans les cantons autour de la réforme – et il est probable que ces campagnes axent leur message sur la nécessité de s’assurer du consentement de son ou de sa partenaire avant un acte d’ordre sexuel. En tous les cas, la population, je crois, comprendra que le curseur a été abaissé et qu’il y a moins de tolérance pour les agressions sexuelles.
Quelle est votre vision pour l'avenir de la législation sur les infractions sexuelles en Suisse, et quels changements espérez-vous voir se réaliser ?
A court terme, une interprétation des termes « contre la volonté » qui englobent toutes les situations où l’auteur se doute bien que la victime n’est pas consentante. A moyen terme, il est possible que le législateur adapte la loi dans le sens des tribunaux. En tous les cas, j’espère que les tribunaux parviendront à clarifier les champs d’application des diverses infractions.
Quelles recherches menez-vous actuellement ou envisagez-vous de mener dans le domaine des infractions sexuelles et du consentement ? Pourriez-vous partager quelques-unes de vos découvertes ou hypothèses ?
Avec Mme Justine Arnal, qui rédige sa thèse sur la nouvelle définition du viol, sans contrainte, nous nous sommes beaucoup interrogées sur la manière d’interpréter la nouvelle loi – qu’entend-on par « pénétration du corps de la victime » ? Comment prouver l’intention de l’auteur ? Que faire si la victime est totalement passive mais que l’on n’est pas certain d’un « état de sidération » ? Nous avons proposé quelques pistes et éléments d’interprétation dans la Revue pénale Suisse.
Comment voyez-vous l'application des principes de la justice restaurative et de la médiation pénale dans le cadre des nouvelles dispositions du droit pénal en matière sexuelle ?
La justice restaurative tente, hier comme demain, de répondre aux besoins des victimes d’agressions sexuelles en leur proposant un espace sécurisé. Elles peuvent y exprimer des besoins et, si elles le souhaitent, tenter un échange préparé avec leur agresseur, voire une rencontre. Les nouvelles dispositions clarifieront je pense la qualité de victime pour beaucoup de personnes qui n’étaient pas certaines d’avoir été victime d’un viol au sens de la loi suisse, et cela pourra les conduire à chercher des pistes de réponses, auprès des autorités ou ailleurs. En tous les cas, la Justice restaurative répond à d’autres besoins que celui de jugement et de sanction. On y propose des formes de réparation, de reconnaissance, d’écoute. On travaille sur le lien aux autres (proches ou auteur de l’infraction), bref, ce que ne fait pas la justice pénale.
En tant que Présidente de l’AJURES, quelles initiatives pensez-vous que les associations et organisations devraient prendre pour accompagner la mise en place de ce nouveau cadre juridique et soutenir les victimes ?
Il y a tant à faire pour mieux soutenir les victimes d’agressions sexuelles – plus de disponibilité pour les soutiens psychologiques, plus de proactivité pour les démarches sociales, mieux expliquer ce qu’implique une procédure pénale et mieux accompagner en cours de processus, mettre en place des soutiens spécialisés pour les populations minorisées (migrantes, issues de la communauté LGBTQIA+, seniors…), mieux former les professionnel·le·s (avocat·e·s, intervenant·e·s de l’aide aux victimes, procureur·e·s, policier·ère·s, juges)… Les défis ne manquent pas !
Fribourg - Lausanne, août 2024