Chroniques "Desde Friburgo"
Le professeur émérite José Hurtado Pozo commente l'actualité internationale depuis la Suisse.
Traduction de la version originale en espagnol
Rébellion à la coréenne et à la péruvienne : interprétation, application judiciaire et presse
Dans le tourbillon des événements quotidiens, certains faits attirent particulièrement notre attention, au point de nous pousser à réfléchir sur d'autres qui nous sont proches. Cela m’est arrivé en apprenant que le président de la Corée du Sud avait tenté de modifier l’ordre constitutionnel de son pays. Ce fait, je l’ai rapproché, en tant que citoyen et amateur de droit pénal, de l’action arbitraire commise par le président Pedro Castillo au Pérou.
C’est à partir de ce parallèle que surgit le point de départ des réflexions que je partage ici. Dans la perspective du processus judiciaire auquel Pedro Castillo est soumis et de la réaction de la presse face à ce processus, nous présentons dans les paragraphes suivants une analyse concise.
Corée du Sud
Le 3 décembre 2024, le président Yoon Suk-yeol a décrété la loi martiale, après quoi le ministre de la Défense a ordonné aux forces armées d’occuper le Parlement afin d’empêcher les législateurs de se réunir. Yoon a justifié cette décision en accusant les parlementaires de paralyser le fonctionnement du gouvernement, de refuser d’approuver le budget et de manifester des sympathies envers la Corée du Nord.
Cet événement s’inscrit dans un contexte de tensions persistantes entre l’Exécutif et le Législatif, exacerbées par des accusations de corruption et un manque de coopération politique. Le gouvernement de Yoon, déjà critiqué pour son style autoritaire et sa gestion des relations intercoréennes, a vu son conflit institutionnel culminer avec cet épisode.
En réponse, les législateurs de l’opposition ont qualifié cet acte d’insurrection et, en moins de 24 heures, ont adopté une motion de destitution contre le président. Ils ont soutenu que la loi martiale décrétée par Yoon était inconstitutionnelle, celle-ci ne pouvant être appliquée qu’en cas d’attaque militaire ou pour rétablir l’ordre public. Destitué par le Parlement, Yoon a été arrêté après avoir échoué à s’opposer à son éviction.
L’enquête pour rébellion a donné lieu à des perquisitions dans le bureau présidentiel et d’autres instances gouvernementales. L’ancien ministre de la Défense, désigné comme le principal suspect, a tenté sans succès de se suicider après son arrestation. L’enquête s’étend désormais à d’autres responsables impliqués à divers niveaux et dans plusieurs secteurs.
Pérou
Le 7 décembre 2022, le président péruvien José Pedro Castillo Terrones a annoncé dans un message télévisé à la Nation l’instauration d’un gouvernement d’exception. Il a ordonné la dissolution du Congrès, la convocation d’élections pour un nouveau Parlement, la réorganisation du Pouvoir judiciaire, du Ministère public, de la Junte nationale de justice et du Tribunal constitutionnel, ainsi que la mise en place d’un couvre-feu.
Le Ministère public a immédiatement jugé ces mesures inconstitutionnelles et a ouvert une enquête préliminaire visant Castillo et certains membres de son gouvernement. Le Congrès a voté la destitution du président, et la police, considérant qu’il avait commis un délit de rébellion en flagrance, l’a arrêté alors qu’il tentait de se réfugier dans une ambassade.
Les organes constitutionnels autonomes ont condamné les actes de Castillo et rejeté les mesures décrétées. De plus, le Commandement conjoint des Forces armées et la Police nationale n’ont pas suivi ses ordres, refusant d’exécuter les dispositions présidentielles.
Argumentation de la Cour suprême péruvienne
En rejetant l’appel (Recurso Apelación N° 248-2022/Suprema du 13 décembre 2022) contre la décision de détention préliminaire, dictée par le juge de première instance, les juges de la Sala Permanente de la Corte Suprema ont établi que :
- Les actes décisifs comprenaient « l’annonce publique de l’instauration d’un “gouvernement d’urgence exceptionnel” » et la définition des mesures nécessaires pour cet objectif par celui qui détenait le contrôle du Pouvoir exécutif.
- Ce comportement constituait « une altération de l’ordre constitutionnel et de la paix publique, en exerçant une violence psychologique (vis relativa) sur la population, puisque, de par sa position de pouvoir, il avait la capacité d’ordonner aux Forces de l’ordre d’utiliser leur pouvoir coercitif ».
- Les Forces armées disposaient de « l’armement correspondant », bien que cela fût sans importance puisqu’elles n’ont pas soutenu les mesures inconstitutionnelles.
- Il ne s’agissait pas d’un simple acte verbal, mais d’une volonté manifeste de modifier l’ordre constitutionnel.
- La proclamation présidentielle impliquait la participation d’autres membres du gouvernement et de sympathisants potentiels.
- Bien que l’enquête soit encore en cours, les éléments relevés suffisent à envisager soit une « tentative », soit une « conspiration ».
Entretien avec l’avocat de Pedro Castillo
Compte tenu du rôle fondamental que joue la presse dans la formation de l'opinion publique, en particulier dans les cas de judiciarisation d'affaires politico-pénales, nous estimons opportun de présenter, à titre d'exemple, une interview réalisée avec l'un des avocats de Pedro Castillo (https://www.youtube.com/watch?v=JN7FDhu4f5o). Afin d'éviter toute déformation de la version orale de l'interview, nous avons établi, pour les besoins de la présente présentation, la version suivante :
- Journaliste : Il affirme que le président Castillo « s’attendait à ce que les Forces Armées soutiennent sa déclaration, mais, en se rendant compte qu’elles ne l’ont pas fait, il s’est retrouvé complètement seul et est devenu le protagoniste d’un ‘ridicule historique’ ». Selon le journaliste, Castillo a tenté de subvertir l’ordre constitutionnel « devant des millions de témoins et avec une conviction totale depuis le Palais présidentiel ».
- Avocat : Il soutient que le délit de rébellion exige « un soulèvement armé visant à porter atteinte à l’ordre et à la stabilité démocratiques ». Selon l’avocat, la simple lecture d’un document, considéré par Castillo comme « un acte politique », ne satisfait pas ces conditions. Il ajoute que, suivant cette logique, ce serait comme si lui-même, de manière hypothétique, déclarait maintenant son intention d’attenter contre le Congrès, et que cela suffise pour considérer que « l’ordre constitutionnel est en danger ».
- Journaliste : Il répond de manière catégorique : « Non, n’exagérez pas ». Il ajoute qu’une telle déclaration « ne serait qu’un commentaire absurde de la part d’un citoyen ordinaire, comme si c’était moi qui le disais ». Cependant, il précise que « si vous détenez le mandat présidentiel, portez l’écharpe présidentielle, êtes au Palais présidentiel et annoncez la fermeture du Congrès... cela constitue clairement une tentative de coup d’État ».
- Avocat : Il fait valoir qu’étant président, il aurait dû être soumis à un procès préalable par le Parlement, à un procès politique
- Journaliste : Il évoque « l’imagination merveilleuse selon laquelle, si je le dis, cela deviendra réalité et les Forces Armées me suivront, et alors bien sûr… ». Il qualifie la conduite du président de maladroite, le qualifiant de « locazo » [très fou], et suggère même la possibilité d’invoquer « la figure de la démence ».
- Avocat : Il insiste sur le fait que seules les personnes ayant commis des actes « ayant au moins une pertinence juridique de nature pénale » devraient être poursuivies. Il ajoute que Pedro Castillo est en prison parce qu’« on a fait une monstruosité juridique du concept de rébellion ».
- Journaliste : Il réitère qu’il est évident que « Castillo croyait que les Forces armées allaient le soutenir ».
- Avocat : Il répond que, si tel est le cas, Castillo est « poursuivi pour des croyances », et ironiquement, il suggère que, selon cette logique, le délit pourrait être de « nature psychique ». Il critique les juges en déclarant : « Ce que vous avez fait, San Martín [juge suprême], c’est transformer le concept de rébellion. Faire peur en disant qu’il s’agit d’un coup d’état impliquerait déjà son exécution, "juste pour le proclamer". À son avis, cette interprétation révèle comment le concept du délit de rébellion a « changé du jour au lendemain ».
Réflexions finales
En résumé, les juges et le journaliste s'accordent sur la tentative de coup d'État, même si leurs opinions diffèrent sur certains points. Pour les juges, l'acte culminant a été l'annonce publique du gouvernement dictatorial et l'adoption de mesures illégales, même si elles n'ont pas été mises en œuvre. Le journaliste décrit l'action comme étant infructueuse et ridicule, mais avec une intention subversive clairement définie.
Pour contribuer à une analyse juridique rigoureuse, il est important de rappeler que :
- Selon l’art. 346 du Code pénal péruvien, l’infraction de rébellion suppose un soulèvement armé impliquant la participation de plusieurs personnes, avec pour objectif de modifier l’ordre constitutionnel. Cela inclut des actes concrets tels que la prise de casernes ou de postes de police, des émeutes ou des manifestations violentes accompagnées de l’utilisation de toute sorte d’armes.
- Il est impératif de prouver toutes les circonstances prévues par cette disposition légale. Cela exige de démontrer qu’au moins deux personnes se sont concertées pour organiser un soulèvement armé, qu’elles disposaient des moyens matériels nécessaires, comme des armes, et qu’elles ont délibérément accompli des actes concrets.
- Si la réalisation complète d’actes subversifs est avérée, cela pourrait constituer un délit consommé. Dans le cas contraire, il conviendrait d’examiner s’il s’agit d’une tentative de rébellion ou d’un acte de conspiration, comme le prévoit l’art. 349 du Code pénal péruvien. Dans ce cadre, une simple « déclaration de rébellion » ne saurait être considérée comme suffisante.
- La manière dont l'art. 436 a été interprété semble indiquer que le concept d'« usage pratique de la langue » a été utilisé. Ce qui suggère que certains propos, dans certains contextes, pourraient générer des effets juridiques ou sociaux immédiats. Par exemple, une proclamation publique émise par une autorité de haut niveau pourrait être perçue comme un ordre implicite, même en l’absence de moyens matériels pour son exécution. Ce raisonnement ouvre un débat majeur sur les frontières entre l’intention et l’action effective dans le domaine pénal. Dans un sens plus large, sur la question de la criminalisation des intentions.
- En rédigeant l’art. 346, le législateur a adopté, comme chaque fois qu’il incrimine un comportement, et non simplement normative, avec la claire intention de dissuader les personnes de prendre les armes à des fins subversives. Interpréter ce précepte à travers le prisme de « l’usage opératoire du langage » revient à en dénaturer l’objectif, en assimilant une déclaration d’intention à une réalisation effective de l’acte prohibé.
- Une telle interprétation extensive risque d’entraîner un abus du droit pénal, élargissant indûment le début de l’action délictueuse à la tentative, à la conspiration, voire des actes préparatoires, ce qui fausse le principe de légalité.
- Un jugement reposant sur des interprétations aussi fragiles pourrait être contesté tant au niveau national qu’international. Par exemple, la Cour interaméricaine des droits de l’homme pourrait être saisie pour évaluer la proportionnalité des mesures adoptées et vérifier la correcte application des critères légaux.
Comparaison entre la Corée du Sud et le Pérou
En comparaison, la réalité de la Corée du Sud diffère significativement de celle du Pérou. Depuis l’instauration de la démocratie parlementaire en 1987, aucun acte dictatorial similaire à celui du président Yoon Suk-yeol ne s’est produit. En revanche, l’action de Pedro Castillo constitue un exemple supplémentaire de la crise politique, sociale et institutionnelle qui affecte le Pérou de manière endémique.
Bien qu’il soit difficile de comparer ces deux cas, cette mise en parallèle offre une opportunité de réflexion sur des enjeux fondamentaux tels que l’équilibre des pouvoirs et les garanties démocratiques. Une analyse ouverte et critique de ces événements est essentielle pour renforcer l’État de droit et promouvoir le respect des droits humains.
Ces événements démontrent l'affaiblissement du système démocratique, marqué par le développement exponentiel de divers extrémismes. Cela favorise l'émergence de régimes autoritaires, face à l'attitude désorientée et passive des entités, institutions et mouvements citoyens nationaux et internationaux.
Enfin, il est crucial de rappeler que les libertés d’expression et de pensée, notamment à travers la liberté de la presse, constituent des piliers fondamentaux pour améliorer la situation politique et sociale. Cependant, ces libertés doivent s’exercer avec responsabilité et rigueur, car elles représentent des outils essentiels pour forger une opinion publique informée et attachée à la démocratie.
Fribourg, janvier 2025
Prof. Emeritus José Hurtado Pozo
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