Chroniques de José Hurtado Pozo

Chroniques "Desde Friburgo"

Le professeur émérite José Hurtado Pozo commente l'actualité internationale depuis la Suisse.

Traduction de la version originale en espagnol

 

Président : accuser ou destituer, « avec ou sans queue de paille »

 

I. Introduction  

La décision du Ministère public d’enquêter sur le Président José Pedro Castillo Terrones, accusé de diriger une organisation criminelle présumée enracinée dans l’appareil d’État, a ravivé un débat constitutionnel et politique complexe : peut-on mener une enquête pénale contre un président en exercice ou l’immunité présidentielle l’en empêche-t-elle ?

Dans cette note, j’analyse brièvement les fondements juridiques et constitutionnels qui soutiennent ou limitent ladite enquête, ainsi que l’interprétation controversée de l’art. 117 de la Constitution du Pérou et les risques de dénaturer la procédure de mise en accusation politique. Cette analyse vise à susciter une réflexion critique sur le conflit entre l’immunité présidentielle, la lutte contre la corruption et le respect de l’État de droit.

Un « ami virtuel », après avoir pris connaissance de ma dernière note portant sur le « cas Castillo », m’a écrit : « Ce sera un plaisir de lire votre commentaire. » Je lui ai répondu : « J’espère surtout qu’il servira à mener des analyses critiques et sérieuses. » Malheureusement mon espoir n’a pas été pleinement satisfait. Toutefois, je reviens sur ce sujet, car je considère qu’il est indispensable de poursuivre le débat. Je le fais en présentant l’argumentation juridique du Ministère public concernant la possibilité d’enquêter sur un Président de la République durant l’exercice de ses fonctions.

II. Arguments en faveur d’une enquête pénale contre le Président de la République

  1. Indices raisonnables de la commission d’infractions graves : au stade du soupçon, il existe suffisamment d’indices selon lesquels le président José Pedro Castillo Terrones dirigerait une présumée organisation criminelle infiltrée dans les hautes sphères de l’appareil d’État, notamment au Ministère des Transports et des Communications et au Ministère du Logement.
  2. Nécessité d’enquêter sur le Président en tant que représentant de la Nation : dans la mesure où le Président incarne la Nation, il convient d’analyser si cette fonction est compatible avec une impunité absolue en cas d’infractions graves.
  3. Régime de protection constitutionnelle du Président : La Constitution confère au Président des prérogatives telles que l’inviolabilité, le jugement préalable politique et l’immunité, limitant sa responsabilité pénale aux hypothèses de l’art. 117.
  4. Le jugement préalable politique comme condition préalable à la poursuite pénale : conformément aux articles 99 et 100 de la Constitution, le Congrès doit autoriser la levée de l’immunité présidentielle par le biais d’une mise en accusation préalable.
  5. Pouvoirs du Procureur général pour mener une enquête : Conformément à la Loi n° 27399. El Procureur général (Fiscal de la Nación) peut soumettre des plaintes constitutionnelles au Congrès lorsqu’il existe des soupçons fondés d’infraction commise dans l’exercice des fonctions.
  6. Compatibilité avec le Code de procédure pénale : les articles 449, 450 et 451 du Code de procédure pénale permettent au Ministère public de recueillir des preuves sans porter atteinte aux prérogatives présidentielles.

 

III. Fondements légaux pour enquêter sur le Président

  1. Pratique traditionnelle du Parquet : jusqu’à présent, le Président n’était pas soumis à enquête pendant son mandat, se fondant sur l’art. 117 de la Constitution.
  2. Portée de l’immunité présidentielle : l’expression « il ne peut être accusé que » a été interprétée comme empêchant toute action pénale à l’encontre du président, sauf dans les cas prévus à l’art. 117.
  3. Nature de l’immunité : elle protège la fonction présidentielle, et non la personne.
  4. Gravité des infractions et obligations internationales : la Convention des Nations Unies contre la corruption exige d’équilibrer les immunités et la lutte contre la corruption.
  5. Interprétation constitutionnelle : conformément au principe de concordance pratique, l’immunité doit être interprétée sans sacrifier des valeurs telles que la lutte contre la corruption et la préservation de l’État de droit.
  6. Compétence du Ministère public : selon l’art. 159 de la Constitution et la Loi organique du Ministère public (D.L. n° 052), le procureur général peut mener des enquêtes préliminaires.

IV. Décision du Ministère public dans le cas présent

  1. Conciliation entre l’immunité présidentielle et l’obligation de poursuivre les infractions : Étant donné la gravité des indices, il faut concilier l’immunité présidentielle avec l’obligation de l’État de combattre l’infraction, en particulier la corruption.
  2. Rôle constitutionnel du Ministère public : En sa qualité de titulaire de l’action pénale, le Ministère public doit recueillir et protéger les preuves pour éviter qu'elles ne soient détruites ou altérées.
  3. Garantie du droit de défense du Président : Ouvrir une enquête garantit le droit de défense et évite qu’une suspicion ne persiste en permanence.
  4. Infractions imputées : organisation criminelle (art. 317), trafic d’influence aggravé (art. 400) et collusion (art. 384) du Code pénal.

V. Interprétation extensive de l’art. 117 de la Constitution

Le Ministère public propose d’élargir l’interprétation de l’art. 117, en assimilant les infractions de corruption et de crime organisé à la trahison à la Patrie, afin de permettre l'ouverture d'une enquête contre le Président. Cette interprétation soulève deux problèmes :

  1. Disparition du jugement politique préalable : Le Ministère public s’arroge les compétences du Congrès, en modifiant cette procédure prévue aux articles 99 et 100.
  2. Modification de l’art. 117 par voie interprétative : la liste des infractions susceptibles de poursuite est étendue sans réforme constitutionnelle claire.

Suivant cette logique, l’art. 117 devrait être compris ainsi : (trad.) « Le Président de la République ne peut faire l'objet D'UNE ENQUÊTE ET D'UNE ACCUSATION durant son mandat, que pour trahison à la patrie, CORRUPTION, CRIME ORGANISÉ ; pour avoir empêché des élections présidentielles, parlementaires, régionales ou municipales ; pour avoir dissous le Congrès, sauf dans les cas prévus à l’art. 134 de la Constitution ; pour avoir entravé sa convocation ou son fonctionnement, ou ceux du Jury national des élections et autres organismes du système électoral ; OU POUR TOUT AUTRE COMPORTEMENT SOCIAL PARTICULIÈREMENT GRAVE… »

VI. Brèves remarques

  1. Le Ministère public agit en exerçant un contrôle diffus de constitutionnalité, semblable à un jugement ou à un accord plénier ayant force obligatoire. Cela revient à modifier la Constitution pour qu'elle ait une validité générale.
  2. Les débats académiques et politiques révèlent des stratégies et des intérêts sous-jacents. La médiocrité et la corruption qui fragilisent le gouvernement, le gongrès et le parlement ne peuvent être masquées par la judiciarisation des conflits, entre les mains d’un Pouvoir judiciaire et d’un Ministère public qui se proclament « politiquement neutres ». Le fond du problème et sa solution sont essentiellement politiques. Tous les acteurs en présence font de la politique, au sens le plus noble ou le plus péjoratif du terme.
  3. Analogie linguistique “con cola o rabo de paja” : dans ce contexte, il est pertinent d’évoquer une réflexion linguistique de Martha Hildebrandt. Elle explique l’usage des termes “rabo” et “cola”, en indiquant : « Ce sont d’anciens termes synonymes en castillan, mais avec des registres stylistiques différents ; “rabo” est le mot populaire et “cola” l’équivalent dans la langue savante. » L’essentiel réside dans la manière dont le terme « savante » est instrumentalisé, comme s’il s’agissait d’une limite objective entre deux types de langage. De la même manière, l’Académie royale espagnole ou le juge ne sont pas habilité à trancher les doutes linguistiques, pas plus pas plus que le Congrès ou le Tribunal constitutionnel ne sont habilités à solliciter une « interprétation authentique » ou une « délimitation conceptuelle » de l’art. 117.
  4. Comme pour l’interprétation du terme “acusar” (accuser) à l’art. 117, déterminer sa signification implique de clarifier des jeux de langage, des stratégies idéologiques et des circonstances sociales, politiques et morales. Malgré — ou grâce à — la nature même du langage, il est possible de réglementer et de promouvoir les relations entre individus et institutions dans un cadre de coexistence adéquat.
  5. L’urgence de poursuivre et de sanctionner une personne exige de respecter le principe du respect des garanties procédurales. Faute de quoi, l’ensemble de la procédure de sanction de la personne mise en cause risque de s’effondrer. Au lieu de consolider l’ordre social, on le fragilise.
  6. Judiciariser les conflits politiques est très dangereux pour l’établissement et le renforcement d’un système social juste et démocratique. Il est impératif de combattre les atteintes à ses fondements, notamment la corruption. Dans cette perspective, ni le Ministère public ni le Pouvoir judiciaire ne peuvent pallier le déficit de légitimité politique du Gouvernement ou du Congrès. La solution ne réside donc pas dans une approche juridique, mais essentiellement politique.

Morale : Le « Cas Castillo » n’appartient pas au domaine de l’indicible, ce dont on « ne peut parler, mieux vaut se taire », pour reprendre les mots de Wittgenstein. Bien au contraire.

Fribourg, mars 2025
Prof. Emeritus José Hurtado Pozo

 

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