Chroniques de José Hurtado Pozo

Chroniques "Desde Friburgo"

Le professeur émérite José Hurtado Pozo commente l'actualité internationale depuis la Suisse.

Traduction de la version originale en espagnol

 

"DOCTRINE JURISPRUDENTIELLE CONTRAIGNANTE": INTERPRÉTATION ET APPLICATION DU DROIT

I

Dans un arrêt de novembre 2023, les juges fédéraux suisses ont considéré que le fait de prendre en compte la durée relativement brève d’un viol lors de la fixation de la peine est conforme au droit fédéral. Cependant, un an plus tard, dans une autre décision, ils ont estimé que la décision précédente contient une affirmation « isolée et inappropriée », dans la mesure où la notion de « durée relativement courte », du point de vue de la culpabilité, ne peut être qualifiée de circonstance atténuante.

Lors de récents accords pléniers, les juges de la Cour suprême péruvienne ont établi des critères contraignants concernant les articles 185 et 186 du Code pénal, précisant la distinction entre le vol simple et le vol qualifié, et déterminant que ce dernier est une infraction autonome par rapport au premier. Ainsi, la notion de vol serait la même dans les deux cas. De plus, ils ont déterminé le moment où l'infraction est considérée comme consommée.

Les réflexions qui suivent sont motivées par ces décisions judiciaires. Il est impossible de les poser et de les analyser de manière schématique, les innombrables problèmes de fond qui surgissent autour de la conception du droit, de ses relations avec la politique et la morale, de la force contraignante des arrêts de la Cour suprême, et de la sécurité et l’égalité supposément garanties par le principe de légalité.

 

II

Au Pérou, il est généralement admis que la Cour suprême, en tant que « tête du pouvoir judiciaire et organe constitutionnel spécifique », a pour fonction de déterminer de manière définitive le contenu de la loi. On lui attribue également la « mission fondamentale de création de doctrine juridique », c’est-à-dire de clarifier et de contrôler l’application du droit par les juges, en s’assurant que leurs décisions se conforment à la loi et en unifiant la jurisprudence pour garantir la sécurité juridique et l’égalité dans l’interprétation et l’application des dispositions légales.

Il est considéré, en principe, que ces fonctions sont soutenues par la reconnaissance légale et constitutionnelle du caractère contraignant de la jurisprudence, ce qui présuppose « la prévisibilité, la calculabilité et la stabilité des décisions judiciaires », ainsi que « l'égalité de tous les citoyens » dans et devant la loi. On précise également que cela n'implique pas pour autant la négation de l'indépendance des juges, reconnue par la Constitution, dans l'interprétation du « droit objectif ». Cependant, il est affirmé que cette indépendance est limitée par la loi et n'autorise pas les juges à contredire la jurisprudence de la Cour suprême, en particulier dans le domaine pénal, en raison du principe de légalité, qui garantit l'exclusivité de la loi.

 

III

Malgré ces affirmations, il est possible de soutenir que les juges n'appliquent pas « la loi telle quelle ». Les normes juridiques qui prescrivent des comportements comme le vol ou le cambriolage et qui établissent des sanctions sont exprimées dans un « langage naturel », caractérisé par son ambiguïté et son imprécision. Par conséquent, la loi n’a pas un sens unique et nécessite une interprétation. Ce processus, à la fois logique et valoratif, implique les doctrinaires et les juges, qui s’influencent mutuellement.

En conséquence, la loi appliquée n’est pas « la loi telle qu’elle est écrite à l’origine », mais celle qui a été « construite par les juges, les politiciens et les doctrinaires à travers l’interprétation ». Le principe de légalité, censé garantir la sécurité et la liberté des individus, s’avère illusoire, car les destinataires de la loi (les citoyens ordinaires) ne peuvent comprendre son contenu à partir d'une simple lecture du texte législatif. Le sens du mot « vol » dans le langage courant ne correspond pas nécessairement à celui employé par la doctrine ou la jurisprudence.

 

IV

Le caractère contraignant de la jurisprudence, au sens admis dans les accords pléniers, ne peut pas être suivi de manière stricte par tous les organes judiciaires en raison de l’imprécision et des ambiguïtés des « critères contraignants ». Par exemple, les décisions renvoient à des paragraphes des accords qui contiennent les arguments justificatifs, ce qui peut générer de la confusion. Cette lacune pourrait être corrigée si les juges réécrivaient les dispositions avec plus de clarté. Ainsi, au lieu de « vol commis dans l’une des circonstances aggravantes suivantes... », on pourrait dire « vol de bien d’autrui de toute valeur commis dans... ». Ou, au lieu de « s’emparer d’un bien mobilier appartenant à autrui... », on pourrait dire « s’emparer, en obtenant la disponibilité potentielle, d’un bien mobilier appartenant à autrui... ».

Cependant, même avec de telles corrections et reformulations, les arrêts et les accords pléniers devront être à nouveau interprétés, en faisant appel à des critères logiques et de valeur. Il n’est ni clair ni efficace, comme le font les juges suprêmes péruviens, de déclarer que la liberté d’appréciation juridique, consacrée dans la Constitution et limitée par la loi, n’autorise pas les juges à statuer en contradiction avec la jurisprudence de la Cour suprême, puisque « la loi » est précisément le résultat de l’interprétation. Cette confusion découle de lacunes dans la conception du processus d’interprétation et de la soumission des juges à la loi.

La force contraignante de la jurisprudence, comprise comme un ensemble de décisions répétées qui établissent des critères généraux uniformes sur le sens des dispositions légales, dépend de la clarté, de la solidité et de la rigueur avec lesquelles on exerce la faculté d’interpréter et d’appliquer tant le droit que les faits en question. Il ne suffit pas de la déclarer formellement contraignante ni de la qualifier de « doctrine jurisprudentielle ».

Dans les pays caractérisés par une instabilité sociale, politique et législative, la sécurité du système sera garantie lorsque, sans dénaturer le sens commun du « texte légal » (disposition écrite codifiée), celui-ci sera interprété et appliqué de manière cohérente et transparente. Cela implique d'énoncer clairement les « critères de valeur » qui sont pris en compte pour sélectionner, parmi les différentes significations possibles, celle qui est considérée comme juste et égalitaire.

Cependant, il ne faut pas oublier ou négliger que le discours doctrinal ou judiciaire dissimule les conflits de pouvoir sous-jacents au système social. Il est essentiel de dévoiler les finalités pour lesquelles les dispositifs ou mécanismes de contrôle des comportements sont créés et utilisés. À cet égard, il est peu crédible, par exemple, que la valeur de l'objet volé dans le cas d'un vol qualifié ne soit pas prise en compte, contrairement à ce qui est admis dans le cas d'un vol simple. Les juges péruviens affirment que, dans le cas contraire, « le droit pénal ne protégerait que les personnes dont la rémunération atteint ce montant, laissant ainsi sans protection les victimes aux revenus inférieurs, ce qui engendrerait un droit pénal protégeant les biens des personnes socialement mieux loties et abandonnant celles qui disposent de ressources moindres, qui constituent la majorité dans notre pays ».

 

Fribourg, octobre 2024
Prof. Emeritus José Hurtado Pozo

 

Archives :